Pourquoi il faut éduquer les jeunes face au marketing du tabac
Didier Jourdan, Université Clermont Auvergne (UCA)
Cet article a été co-écrit avec Viet Nguyen-Thanh, de l’Unité Addictions, Direction de la prévention et de la promotion de la santé, à Santé publique France.
33 % des jeunes de 15 ans ont déjà fumé des cigarettes. Si les niveaux de consommation des adolescents français sont en baisse ces dernières années, ils restent au-dessus de la moyenne des autres pays européens. Cette tendance s’inscrit dans un contexte marqué par une forte consommation des adultes qui, même si elle décroît aussi depuis 2016, reste particulièrement importante en France : 30 % des personnes âgées de 18 à 75 ans fument du tabac en 2019, contre 15 % en Grande-Bretagne et 14 % en Australie par exemple. Et observation particulièrement préoccupante, les inégalités sociales relatives au tabagisme s’installent dès le plus jeune âge dans notre pays.
Le tabac est un produit qui déclenche une addiction. Sachant que 90 % des fumeurs ont commencé avant l’âge de 18 ans, l’enjeu premier est bien de développer la capacité des jeunes à garder leur liberté vis-à-vis de ce produit. Le rôle de tous ceux qui ont en charge les enfants et les jeunes est ainsi de s’assurer que l’on crée les conditions de cette liberté. Cela passe à la fois par un écosystème de vie qui protège les jeunes, et par une éducation critique qui leur permette de mettre à distance les pressions de toutes sortes, notamment celles liées aux intérêts commerciaux.
Dans cette optique, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) vient de lancer une campagne pour donner aux nouvelles générations les moyens d’identifier les stratégies utilisées par l’industrie du tabac pour les amener à consommer ses produits. « Mettons un terme à l’exploitation des enfants et des jeunes par l’industrie du tabac », tel est l’intitulé de cette opération qui déploie un ensemble d’outils pédagogiques.
Stratégies de promotion
L’entrée dans la consommation de tabac est un enjeu majeur pour la prévention, c’est aussi une priorité pour le marketing l’industrie du tabac. Chaque année, ces entreprises investissent plus de huit milliards d’euros pour promouvoir leurs produits. Le conflit entre l’impératif de maximisation du profit et la santé de la population est inévitable.
On parle ainsi de déterminants commerciaux de la santé c’est-à-dire des « stratégies et approches utilisées par le secteur privé pour promouvoir des produits et des choix qui sont préjudiciables à la santé ». Ces stratégies font appel à une variété de canaux par lesquels les entreprises influencent la société dans son ensemble, les gouvernements et les consommateurs.
Les études montrent que ces stratégies sont extrêmement dynamiques et qu’elles s’adaptent en permanence aux contextes. L’exemple le plus récent est celui de la crise de la Covid-19. Même si les revues évaluées par des pairs penchent pour une augmentation du risque de développer une forme grave de Covid-19 chez les fumeurs et restent prudentes sur l’association entre Covid-19 et tabac, on a pu observer une promotion très efficace de quelques travaux préliminaires, menés auprès d’un nombre restreint d’individus, et suggérant un potentiel rôle protecteur de la nicotine.
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Outre la démarche consistant à surfer sur la défiance actuelle vis-à-vis des données scientifiques, une autre stratégie est particulièrement efficace. Il s’agit de faire du tabac un enjeu moral et de l’action publique en matière de santé un hygiénisme moralisateur, une chasse aux « bons vivants », une atteinte à l’art de vivre à la française…
L’entretien de cet amalgame permet habilement de maintenir la consommation des produits du tabac du côté de la liberté, du bien-vivre, du refus du conformisme, alors même que consommer du tabac n’est pas une question morale, ce n’est ni bien, ni mal. Consommer des produits du tabac est légal, fumer relève donc de choix individuels (à condition de respecter la loi, en particulier en ce qui concerne l’interdiction de fumer dans des lieux affectés à un usage collectif ou l’exposition des enfants).
Cette confusion détourne de l’enjeu principal, celui des pressions qui influencent ces choix, en particulier des modalités d’emprise sur les adolescents.
Influence sociale
Vis-à-vis de produits addictifs comme le tabac, les jeunes sont particulièrement vulnérables :
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au plan neurobiologique, puisque le cerveau est encore en pleine phase de développement (la maturation du système nerveux se termine après 20 ans chez les humains)
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au plan psychologique (c’est une phase de transition majeure qui génère des défis en termes de construction de l’identité)
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sur le plan social : s’intégrer aux groupes sociaux, exister vis-à-vis des pairs constituent des enjeux majeurs à cette période et les comportements qui affectent directement la santé sont des vecteurs d’intégration.
Pendant l’adolescence, la consommation de tabac revêt en effet une dimension sociale forte. Une étude conduite auprès de 5 000 femmes européennes sur les déterminants de l’initiation de la consommation de tabac montre que le fait d’avoir des amis qui fument est particulièrement incitatif : 62 % des fumeuses ont mis en avant cette raison. Les femmes qui ont commencé à fumer pour avoir l’air « cool » ont plus souvent tendance à avoir commencé tôt à fumer. Celles qui ont commencé pour gérer leur stress ou pour se sentir moins déprimées ont commencé plus tard.
Face à l’extrême agilité des stratégies de marketing, il est nécessaire de renforcer à la fois la protection et l’éducation pendant cette période spécifique que constitue l’adolescence. En matière de protection, de nombreuses mesures ont pu être mises en place au fil du temps : interdiction de vente aux mineurs, régulation de la publicité, interdiction de fumer dans les lieux publics, les aires de jeux ou dans l’habitacle d’un véhicule en présence d’un enfant mineur, instauration du paquet neutre. L’enjeu est ici d’améliorer l’efficacité et la réactivité des politiques et des pratiques.
Il reste beaucoup à faire en matière éducative face aux stratégies d’influence. Il convient tout d’abord de rappeler que s’il est légitime de délivrer une éducation dans ce domaine ce n’est pas au titre d’un interdit légal (comme c’est le cas pour les drogues illicites) mais au nom d’une idée de la personne et du citoyen : la consommation de tabac a des conséquences importantes sur la santé, comme d’autres psychotropes, elle peut notamment générer une dépendance, une aliénation, une perte de liberté.
Education à la santé
En famille, dans les clubs sportifs, dans les espaces culturels, à l’école, cette éducation prend des expressions différentes. L’école, pour sa part, est fondée à mettre en œuvre des activités permettant à l’élève de disposer des compétences lui permettant de conserver sa liberté, c’est-à-dire d’être capable de faire des choix éclairés.
Il s’agit de donner les moyens à la personne de prendre soin d’elle-même, d’être en situation d’exercer sa part de responsabilité envers sa propre santé – nous précisons « sa part » de responsabilité tant il est vrai que de nombreux déterminants de la santé échappent aux individus. Il serait dangereux de faire reposer sur l’individu l’entière responsabilité de sa santé.
C’est bien le rôle de l’école que de mettre en œuvre des activités visant, par exemple, à dire la loi (la vente de tabac aux mineurs est interdite), transmettre des connaissances scientifiques relatives aux produits, identifier les contextes de consommation, développer la confiance en soi, l’esprit critique ou la capacité à résister à l’emprise des réseaux sociaux, de la publicité, des stéréotypes (qui font du fait de fumer ou de vapoter un facteur d’intégration). Il s’agit de permettre aux élèves de s’approprier les moyens de construire leur propre liberté comme personne et comme citoyen.
Des études ont été conduites quant aux approches les plus efficaces pour parvenir à développer chez les jeunes ces capacités de résistance à l’emprise. Plusieurs ont montré leur efficacité en termes de prévention des consommations de substances psychoactives. C’est le cas notamment du programme Unplugged qui concerne les collégiens de 12 à 14 ans. Sa stratégie repose principalement sur le développement des compétences psychosociales et la prise de recul vis-à-vis des normes sociales lors de 12 séances délivrées par l’enseignant. Dans tous les cas, il s’agit de développer la capacité d’action des établissements scolaires via la formation, l’accompagnement et la mise à disposition d’outils adaptés.
De réels progrès ont été réalisés en matière de politiques publiques comme d’engagement citoyen. En soutenant le sevrage pour ceux qui le souhaitent (c’est par exemple ce qui fonde l’initiative du « mois sans tabac ») et en renforçant les approches intersectorielles centrées sur les déterminants du tabagisme il a été possible de diminuer significativement la prévalence du tabagisme et d’interrompre l’accroissement des inégalités sociales relatives à ce comportement.
Il s’agit maintenant de renforcer les dispositifs existants, d’amplifier ceux qui visent à prévenir l’entrée des adolescents dans le tabagisme et de mettre en cohérence les différentes approches dans une perspective de promotion de la santé. L’enjeu est d’arriver à une première génération sans tabac à l’horizon 2032, c’est l’un des objectifs phares du Programme national de lutte contre le tabac 2018-2022 : décideurs, politiques, acteurs de santé publique et société civile doivent résolument s’y employer. Libérer les jeunes de l’influence de l’industrie du tabac est un prérequis à toute évolution favorable en matière de santé.
Didier Jourdan, Professor, holder of the UNESCO chair and WHO collaborating center for Global Health & Education, Université Clermont Auvergne (UCA)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.